Le "test de féminité" ou le visage sportif du bio-pouvoir
- Marie Gentric
- 17 janv. 2016
- 13 min de lecture

2009. Championnat mondial d'Athlétisme de Berlin. A seulement 18 ans, l'athlète sud-africaine Semenya remporte le 800 mètres femme en 1 minute et 55 secondes, meilleur temps de l'année. Pourtant, rapidement, l'euphorie fait place au désarroi : placée au coeur d'une violente polémique, la jeune sportive est accusée de ne pas être une "vraie" femme. Ainsi, quelques heures à peine après sa performance, le monde entier s'interroge sur le "vrai" sexe de Caster Semenya. En réalité, ce doute quant au "vrai" sexe de l'athlète s'articule autour de deux dimensions distinctes.
1- Dans un premier temps, le doute est purement visuel. Les autres athlètes de la compétition, à l'image du public et des commentateurs sportifs, dénoncent l'apparence "masculine" de Caster. Ils considèrent que ses systèmes pileux et musculaire sont trop développés pour ceux d'une femme. Ils s'étonnent de sa voix grave. Du fait qu'elle porte un short, alors que ses concurrentes adorent toutes des culottes courtes. En somme, ni l'apparence morphologique, ni l'apparence esthétique de Caster Semenya ne correspondent aux critères sociaux de la féminité. En ce sens, le doute quant à la nature de son sexe se base donc sur un jugement social.
2- La seconde dimension du doute se fonde sur un jugement biologique. Face aux suspicions formulées par l'opinion publique et le monde sportif, la IAAF (International Association of Athletics Federations) a en effet décidé de mener un "test de féminité". Ainsi, Semenya a dû se soumettre à des analyses sanguine et chromosomiques, à des tests gynécologiques et à des entretiens psychologiques. Les tests ont finalement montré que Semenya possède à la fois des organes génitaux féminins et des organes génitaux masculins. Elle n'est pas dotée d'ovaires mais de testicules internes produisant de la testostérone. Selon la classification médicale, Semenya est donc ce que l'on nomme un individu "intersexué". En d'autres termes, elle n'est ni une "vraie" femme ni un "vrai" homme.
C'est sur cette seconde dimension du doute, fondée sur le concept de "test de féminité" et sur l'idée de "vérité" que je vais me concentrer.
Suite aux résultats de son "test de féminité", Semenya a été interdite de compétition. Les conclusions des médecins ont affirmé que ses organes masculins produisent un niveau de testostérone bien plus élevé que celui considéré comme normal pour une femme. Les autorités de l'IAAF ont alors considéré que Semenya jouissait d'un précieux avantage face à ses concurrentes féminines.
Il semble donc que ce soit au nom du fairplay et de l'intégrité que l'IAAF juge nécessaire de vérifier et de confirmer qu'une femme est bel et bien une "vraie" femme. Ainsi, le "test de féminité" ne serait qu'un simple instrument de prévention face au risque que les hommes ne se fassent passer pour des femmes, faussant alors la loyauté et l'honnête du sport.
Cependant, comme nous allons le voir au cours de cet article, il se pourrait que notre cher "test de féminité" ait une autre finalité que la pure équité. Ne constituerait-il pas une nouvelle forme de ce que Foucault caractérise comme le "bio-pouvoir" ?
La notion foucaultienne de "bio-pouvoir"
Dans La Volonté de Savoir, premier volume de l'Histoire de la sexualité, Foucault définit le bio-pouvoir comme l'ensemble de "techniques diverses et nombreuses pour obtenir la sujétion des corps et le contrôle des populations" (p131). Ainsi, le bio-pouvoir se caractérise comme un processus de subjectivisation ou, autrement dit, de sujétion (assujettissement) du sujet. Il s'exerce à travers une technologie de contrôle permettant de maintenir le corps sous surveillance et de le modifier.
Foucault considère que ce pouvoir s'exerce sous deux formes distinctes.
La première forme du bio-pouvoir, les "disciplines" (p131), a pour but de réguler le corps de l'individu. C'est ce qu'illustre le fait que de nombreux scientifiques, notamment les médecins, s'obstinent à optimiser et encadrer les fonctions du corps humain.
La seconde forme du bio-pouvoir a pour objet la "régulation des populations" (p131). Elle surgit au début du XIXème siècle, alors que les premiers scientifiques commencent à développer des méthodes statistiques afin de superviser et d'administrer le nombre de morts, de naissance et l'espérance de vie. A travers les corps, c'est donc l'ensemble des populations que le bio-pouvoir s'attache à réguler.
Le sexe constitue l'un des mécanismes fondamentaux du bio-pouvoir. Il possibilite les "disciplines" du corps tout en permettant la régulation des populations. Ainsi, si le sexe apparaît comme l'un des champs de prédilection du bio-pouvoir, il devient donc nécessaire de le gérer et de l'administrer. Peu à peu, s'instaure alors une "police du sexe, une nécessité de réguler le sexe à travers des discours utiles et publiques" (p28). Foucault qualifie ce procédé de "dispositif" de sexualité. (p67)
Ce dispositif se construit et s'exerce par le biais de discours multiples, produits par une série de mécanismes fonctionnant dans différentes institutions, telles que l'école, la psychiatrie et la famille. En prenant comme support le cas spécifique de Caster Semenya, nous pouvons nous demander si le sport constitue un nouvel exemple d'institution où s'exerce le bio-pouvoir et, à travers lui, le dispositif de sexualité.
Le test de féminité : la recherche du "vrai" sexe
Le "jeu de la vérité et du sexe"
Pour exercer sa police du sexe, le bio-pouvoir tend à établir le sexe comme "objet de vérité", c'est-à-dire comme un élément qu'il est possible de révéler et de connaître. La propre logique du test de féminité s'inscrit dans cette quête de vérité, dans ce "jeu de la vérité et du sexe" (p56). En effet, le simple fait de soumettre un individu à un contrôle médical dans le but de connaître son sexe implique l'idée qu'il existe un vrai sexe, ou plutôt, une vérité du sexe, et qu'il est possible de la connaître et de la révéler.
En réalité, le postulat instituant le sexe comme objet de vérité se fonde sur une théorie plus générale, qui place et fige le sexe comme une unité fictive. Produit du bio-pouvoir, cette théorie présente le sexe comme un objet anatomique et naturel, un principe causal permettant d'expliquer les fonctions biologiques et les conduites des individus. En tant qu'élément naturellement et biologiquement déterminé, le sexe s'impose alors comme un marqueur d'objectivité, permettant de classifier les individus. Dans cette optique, il devient donc une propriété corporelle différentielle, un marqueur de catégories. Le cas de Semenya illustre parfaitement ce postulat : en effet, c'est parce qu'elle produit des hormones sexuelles considérées comme masculines que Caster Semenya ne peut être médicalement considérée comme une femme. En d'autres termes, c'est le sexe naturel, c'est la biologie, le déterminisme morphologique et génétique qui conditionnent l'identité sociale.
Le "désir du sexe"
En instituant le sexe comme une vérité potentiellement accessible et connaissable, le dispositif de la sexualité produit le désir de la mettre à jour. Se développe alors une obsession d'accéder et de découvrir la vérité du sexe : c'est ce que Foucault nomme le "désir du sexe" (p136). Un désir du tenace, poursuivant les scientifiques depuis des siècles.
Dans son article "Dualismes en duel", la sociologue Faust-Sterling montre ainsi comment l'obsession de la vérité et du sexe a traversé le temps. Au fil des décennies, plusieurs critères ont été édifiés et définis afin d'établir le "vrai" sexe. Les régimes de vérité scientifiques se sont succédés, tentant désespérément de circonscrire de façon durable et solide la notion de sexe biologique. Outre leur caractère infructueux, ils avaient pour point commun un même postulat de départ : l'existence incontestable de deux sexes naturels et pré-sociaux, base ontologique des catégories sociales.
De la même manière, la propre histoire du test de féminité illustre ce "désir du sexe" obnubilant. Puisqu'en effet, la situation dans laquelle s'est trouvée plongée Caster Semenya est loin d'être une exception. Au rythme des différents régimes scientifiques, les test de féminité se sont succédés afin de découvrir le "vrai" sexe des athlètes. Ainsi, au départ, le critère de différenciation sexuelle était simplement basé sur l'apparence sexuelle ; trente ans plus tard, c'est le SRY (Sex-determining Region of Y chromosome) qui était considéré comme le véritable déterminant du sexe.
La norme et la discipline des corps
Cependant, le dispositif de sexualité ne se contente pas de produire une vérité du sexe. Cette production a également un effet régulateur, puisqu'elle conduit à une discipline des corps. En réalité, il convient d'entendre le mot "discipline" dans le double sens du terme.
1- En établissant une vérité du sexe, le bio-pouvoir produit un ensemble de savoirs, débouchant lui-même sur la production d'une norme. Ainsi, affirmer que Caster Semenya n'est pas une "vraie" femme équivaut à dire qu'elle n'est pas une femme "normale", c'est-à-dire, qu'elle ne correspond pas au patron normatif définissant ce qu'est une femme. Dans le cas particulier de notre exemple, le patron normatif est celui désigné par la production scientifique à partir des hormones. En établissant la frontière entre les sexes, le niveau de testostérone sépare du même coup les individus normaux des individus anormaux. Les individus sont considérés comme normaux quand leur niveau de testostérone correspond à celui défini comme tel par le corps médical, alors que les autres sont perçus comme des êtres pathologiques ou déviants.
2- Cette production d'une norme entraîne la discipline des corps, cette fois entendue dans son second sens, c'est-à-dire, comme contrôle, modification ou altération des corps. En effet, face aux corps considérés comme anormaux, le pouvoir met en place des mécanismes régulateurs et coercitifs destinés à normaliser les organismes dissidents. C'est ce qu'illustre le cas de Caster Semenya : après avoir reçu les résultats du test de féminité, qui indiquaient qu'elle n'était pas une "vraie" femme, elle a dû choisir entre une opération de chirurgie ou un traitement hormonal. Elle a sélectionné la seconde option, destinée à diminuer son niveau de testostérone pour qu'il corresponde à celui défini comme normal pour une femme. En somme, pour pouvoir continuer à concourir avec d'autres athlètes, Semenya a été obligée de subir un processus de normalisation. Processus qui avait pour objectif de réguler et de modifier son corps afin qu'il soit en adéquation avec la norme médicale.
Le sexe comme production sociale
L'illusion du sexe comme "objet de vérité"
Comme nous l'avons vu, le test de féminité sert à (ré)établir le "vrai" sexe d'une athlète. Cependant, comme l'illustre l'échec à répétition des régimes scientifiques, destinés à établir les critères du "vrai" sexe, il semble qu'il n'existe pas un marqueur unique du sexe. C'est d'ailleurs ce que souligne Sharon E. Sytsma dans son ouvrage Ethics and Intersex (2006). Pour elle, ni les chromosomes, ni les gênes, ni les hormones, si l'apparence génitale ne suffisent à définir la sexualité. C'est pourquoi déterminer un "vrai" sexe en se référant seulement à l'un de ces critères se révèle être une décision arbitraire, erronée et trompeuse.
Surgit alors une interrogation cruciale : si nous ne parvenons pas à trouver un critère permettant d'établir le "vrai" sexe d'un individu, cela signifie-t-il qu'il n'existe pas de "vrai" sexe ? En d'autres termes, le sexe comme "objet de vérité" est-il une illusion, ou, mieux encore, une construction artificielle dissimulée sous le pseudo-voile d'objectivité de la science ?
Le sexe comme élément socialement construit
En effet, pour Foucault, le sexe n'est pas un donné naturel, inné et universel, mais une entité construite et artificielle. Le sexe est donc un produit social, un "point imaginaire" (p145) et "spéculatif" créé par le bio-pouvoir afin de garantir son bon fonctionnement et son efficacité. Dans cette optique, le sexe peut donc se définir comme un élément produit par le régime de sexualité. Conçu comme un élément fonctionnel et causal, il a pour objectif de réguler l'individu et les populations.
Dans Gender Trouble, Judith Butler reprend et conforte cette thèse, arguant que la propre nature est une construction sociale. Ainsi, le corps ne précède pas la socialisation ; au contraire, il est toujours formé et anticipé selon des normes et des significations culturelles. La matière du corps ne constitue donc pas un champ neutre et préexistant à partir duquel peuvent se déduire et s'expliquer les origines de la différence sexuelle.
L'exemple de Caster Somanya illustre de manière paradigmatique le caractère social et construit du corps humain. En effet, de nombreuses délibérations, impliquant les médecins, les médias, des acteurs du monde sportif et, de manière plus générale, l'opinion publique, ont été menées afin de discuter, puis de déterminer son sexe. Le cas de Semenya démontre ainsi que la détermination du sexe est une question de consensus social.
Dans cette perpective, il ne s'agit donc plus de s'interroger sur le "véritable" sexe de Caster Semanya puisque le concept même de "vérité" se révèle être une illusion. Dès lors, si le "vrai" n'est rien de plus qu'un jeu de dupes, il semble légitime de se demander pourquoi nous nous obsédons à le découvrir. Pour reprendre les termes de Foucault : "pourquoi cette grande chasse à la vérité du sexe, à la vérité dans le sexe" ?
Le test de féminité, un instrument destiné à maintenir la division hiérarchique entre les sexes
Le sexe comme instrument de pouvoir
Comme nous l'avons vu, le dispositif de sexualité est obsédé par l'idée de constituer le sexe comme vérité afin d'assurer l'efficacité du bio-pouvoir. Mais quelle domination prétend-t-il fonder ? Quelle hégémonie tente-t-il d'instaurer ? En d'autres termes, quel est le but ultime du bio-pouvoir ?
Comme l'explique Foucault, sexualité, savoir et pouvoir sont co-extensifs. Des stratégies de pouvoir sont immanentes et intrinsèques à la volonté de connaître le "vrai" sexe. Le désir de connaître de "vrai" sexe s'inscrit dans un ensemble de relations de pouvoir, le pouvoir étant entendu comme une "multiplicité de corrélations de force" (p88). Ainsi, plusieurs formes de pouvoir s'articulent et se reproduisent à travers la catégorie fictive du sexe. C'est ce qu'illustre le fait que plusieurs experts, qu'ils soient psychologues, endocrinologues, biologistes ou juristes, se soient réunis pour décider du sexe de Caster Semenya. En somme, l'institution du sexe comme "objet de vérité" est à la fois un effet et un mécanisme de pouvoir.
Or, par définition, le pouvoir a pour objectif d'instaurer une domination. Dès lors, une série d'interrogations voit le jour. Qui bénéficie du "vrai" sexe, quels intérêts sert-il ? De manière plus précise, quels intérêts sont assurés par la réalisation des tests de féminité ?
Le test de féminité comme instrument d'oppression masculine et hétérosexiste
Pour commencer, soulignons le caractère asymétrique du test de féminité. En effet, l'idée de mettre en place un test destiné à vérifier si un homme est "véritablement" un homme n'a jamais été étudiée. Bien entendu, il peut être argumenté qu'une telle décision serait ridicule puisqu'aucune femme n'aurait intérêt à se faire passer pour un homme dans une compétition sportive: cela réduirait considérablement ses chances de gagner. Cependant, cet argument ne suffit pas à justifier la légitimité du test de féminité. En effet, comme nous l'avons vu, les critères pris en compte par ledit test ne suffisent pas à déterminer le "véritable" sexe d'un individu. Ainsi, il est scientifiquement prouvé (et accepté) que le test de féminité ne permet pas de certifier le sexe d'un individu. Dans ce cas, pourquoi les athlètes sont-elles encore contraintes à s'y soumettre ?
Face à ce paradoxe, il semble donc que le désir d'établir le "vrai" sexe des individus aille au-delà des simples nécessités d'équité sportive. En s'obstinant à rechercher le "vrai" sexe des individus, le test de féminité souligne l'obsession de la société de conserver les frontières entre Homme et Femme. Le test de féminité se présente ainsi comme un reflet de la ferme volonté de maintenir la bicatégorisation sexuelle. Mais alors, comment expliquer cette volonté ? Quel sens donner au désir de stabiliser cette division dualiste, établie par l'instauration du sexe comme "objet de vérité" ?
Pour Butler, le "vrai" sexe et le caractère binaire qui en découle obéissent à une fonction sociale. Ils ont pour but d'assurer les régimes convergents de l'oppression masculine et de l'hétérosexisme. En régulant le sexe comme un élément véridique et bicatégorique, c'est-à-dire, en établissant une relation binaire dans laquelle le terme masculin se différencie du terme féminin, l'institution de l'hétérosexualité se naturalise et se consolide. Ainsi, le test de féminité apparaît comme un mécanisme destiné à renforcer l'ordre hégémonique hétérossexiste à travers sa naturalisation.
Le test de féminité comme affirmation de la norme face aux corps dissidents
Or, le sport constitue une menace pour ce même ordre, dont il questionne le caractère stable et naturel. En effet, depuis toujours, le sport s'associe à la virilité, se conçoit comme un espace réservé aux hommes. En devenant sportives, les femmes libèrent leur corps des contraintes physiques, entrant en conflit direct avec les représentations traditionnelles de la féminité. En outre, leur arrivée au sein des compétitions sportives est encore plus problématique puisqu'elle marque leur entrée dans la sphère publique, tout en exhibant leurs capacités physiques et performatives. Ainsi, en prouvant qu'elles sont physiquement efficaces, les femmes acquièrent un pouvoir sur le prétendu déterminisme biologique et les fonctions qui lui sont associées. Elles contredisent le fatalisme génétique et, en ce sens, mettent à mal le régime de vérité des sexes. Dès lors, le sport apparaît indéniablement comme une menace potentielle pour la division binaire des sexes et le régime de pouvoir qui l'alimente.
Afin de lutter contre les menaces et de garantir le caractère irréductible de la différence entre Homme et Femme, l'ordre social s'est chargé, au fil du temps, de marginaliser et de stigmatiser les corps transgressant la norme. Dans cette optique, le test de féminité peut être vu comme un des instruments de ce processus de marginalisation et de stigmatisation.
De nouveau, l'exemple de Caster Semenya fait figure d'illustration paradigmatique. En raison de son apparence, de sa performance sportive et de sa composition hormonale, elle instaure une certaine confusion au sein de la stricte bicatégorisation sexuelle. En mélangeant les normes du féminin avec celles du masculin, elle met en évidence le caractère fictif du sexe en tant qu'unité "véritable" et classificatrice. En somme, elle outrepasse le cadre défini par les discours médicaux et les vérités normalisatrices qu'il établit. C'est pourquoi elle constitue une menace pour la hiérarchie des sexes et la structure hétérosexiste. La soumettre au test de féminité s'impose alors comme une nécessité afin de souligner son caractère pathologique et anormal, pour la marginaliser. Il convient d'ailleurs de souligner la dimension publique du traitement qui lui a été infligé. En dépit de la privacité et de l'intimité des thèmes soulevés par la polémique, les autorités médicales, médiatiques et sportives ont fait un point d'honneur à placer Caster Semenya sous le feu des projecteurs. Mise à nue, dans tous les sens du terme, Semenya a été humiliée, ce qui a renforcé sa marginalisation.
Dissimulé sous des valeurs d'équité et de fairplay, le test de féminité se contente donc d'activer le processus de normalisation des corps pour maintenir les normes. Dans le cas de Caster Semenya, la normalisation s'est réalisée par l'administration forcée d'un traitement hormonal.
Le cas de Caster Semenya: une opportunité de subversion du bio-pouvoir
En conclusion, le test de féminité utilise la science et sa prétention à l'objectivité, à la neutralité et à la capacité de dire le "vrai" pour légitimer et perpétuer les conventions sociales ainsi que les relations de pouvoir qui les régissent. Dans cette optique, le test de féminité apparaît ainsi comme une illustration du phénomène de bio-pouvoir décrit et analysé par Foucault. Surgit alors une interrogation fondamentale : n'existe-t-il aucune façon de s'opposer à ce pouvoir ?
Face à ce questionnement, le cas de Caster Semana offre quelques éléments intéressants. En effet, comme nous l'avons vu, Semanya échappe aux normes : elle incarne la possibilité de se situer dans les marges, aux confins des cases dessinées par la société. C'est ainsi, et pour cela, qu'elle met à mal la structure binaire et le dimorphisme sexuel imposés par cette dernière. Comme l'écrit Faust-Sterling dans "Dualismes en duel" : "Parce qu'ils corporifient les deux sexes, les intersexués contribuent à affaiblir les affirmations sur les différences sexuelles" (p27).
L'exemple de Caster Semanya peut se comparer avec celui de Herculine Barbin, l'hermaphrodite étudiée par Foucault. Elles appartiennent toutes les deux à cette catégorie située en-dehors de la norme, dépassant et outrepassant le modèle strictement bicatégorique imposé par la société. Comme l'explique Foucault, la situation de Herculine Barbin ne s'imbrique pas dans les structures soigneusement définies par le discours de pouvoir. Ce dernier ne permet ni de l'expliquer ni de la comprendre. En désorganisant les règles, Herculine Barbin souligne donc l'incohérence et les limites du propre discours. Elle offre ainsi l'opportunité de le miner de l'intérieur, de l'éroder, de le détruire pour en repenser et en réinventer les termes. A l'image de Herculine Barbin, Caster Semanya incarne la possibilité de fragiliser les normes sociales de notre système. Elle met en lumière le caractère construit du sexe et les mécanismes de pouvoir qui le sustentent. Pour reprendre le vocabulaire de Butler, Semanya provoque et "parodie" les normes de pouvoir, dont elle révèle l'instabilité. Ainsi, elle met à mal les forces hégémoniques et l'ordre qui les instaure.
Pour cela, elle représente une menace. Pour cela, elle doit être discréditée, marginalisée et régulée. Pour cela, le test de féminité existe.
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