"Méfiez-vous des apparences" La TV réalité : un outil de renversement des stéréotypes de
- Marie Gentric
- 18 déc. 2015
- 6 min de lecture

"Comment tu peux être féministe et regarder Secret Story"? C'est souvent ce que me demandent mes ami-e-s, mi étonné-e-s, mi scandalisé-e-s quand ils me prennent en flagrant délit. La plupart du temps, j'esquive la question. Parfois, je tente une pathétique défense de ma faute, prônant la nécessité de me détendre après une dure journée de travail. Mais je finis par m'embrouiller moi-même, dissimulant maladroitement ma culpabilité.
Parce que oui, avant, je me sentais coupable. Pas coupable de perdre mon temps devant un programme dont la substance intellectuelle frôlait le néant, ça non. Après tout, comme le dit la devise, il n'y a aucun mal à se faire du bien, n'est-ce pas ?
Mais coupable de participer au succès d'une émission profondément contraire à mes principes.
La télé-réalité est l'antithèse du féminisme : telle était ma conviction, conformément à l'opinion sociale diffuse. Pourtant, il semble que les choses soient un peu moins simples.
Représentation du réel … ou réalisation des représentations ?
Selon une étude du CSA de juillet 2014, la TV réalité véhicule une image "dégradante et stéréotypée" de la femme. Difficile de contester ce bilan cinglant : nul ne peut nier que la figure de la bimbo semble proliférer au fil des années. Blonde, à forte poitrine, aux refontes chirurgicales multiples et au vocabulaire limité : tel est le portrait robot de la typique candidate de télé-réalité. Quant au mot d'ordre qui leur est assigné, il ne semble guère plus diversifié : sois belle et tais-toi, baise et ne parle pas.
De l'autre côté du miroir, en toute symétrie, se dresse l'image du macho. Pectoraux gonflés à bloc, gueule d'ange et conquêtes innombrables sont ses principales caractéristiques. A l'image de son homologue féminin, il dispose d'une palette linguistique peu variée et d'une libido aux effets décuplés.
En somme, la TV réalité met en scène des fantasmes, des avatars de la femme/ de l'homme rêvé-e-s. Contrairement à ce qu'indique pourtant son nom, rien à voir avec la réalité, donc. Elle donne à voir les patrons de beauté définis par les canons Occidentaux ; elle les concrétise, les substantialise. Les modélise sont sous nos yeux : ne reste plus qu'à les imiter ! La TV réalité ne représente pas le réel. Elle réalise les représentations.
En donnant vie aux conceptions fantasmées de l'homme et de la femme, la TV réalité se transforme alors en machine infernale, produisant diktats esthétiques et normes comportementales. Puisqu'en effet : outre la question de l'apparence physique, la TV réalité impose aussi un certain rôle à chaque sexe. La femme est belle et fragile, souvent en larmes et perdue au centre de triangle (ou carrés, ou hexagones, d'ailleurs) amoureux. L'homme est fort, stratège et imperturbable, fidèle à la défense de ses objectifs pécuniers ou tactiques. La femme est émotion, l'homme est raison.
Dans ce cadre binaire et dichotomique, l'hétérosexualité est (tout naturellement) de mise : à l'image du ying et du yang, la bimbo et le macho se complètent. La première a besoin du second pour la protéger ; le second nécessite la première pour l'apaiser.
Le bilan est donc sans appel : la TV réalité instaure/ maintient/ conforte/ renforce les stéréotypes de genre et l'hétéronormativité qui en découle. De quoi mieux comprendre les appels au boycott, les cris offusqués de certain-e-s féministes… et l'incompréhension de mes ami-e-s lorsqu'ils me surprennent en plein visionnage de Secret Story.
Des représentations alternatives
Le bilan étant dressé, vient désormais le moment des nuances. Peut-on réellement établir l'équation TV réalité = stéréotypes de genre = hétéronormativité ? Au premier abord, "oui, sans aucun doute", serions nous tentés de répondre. Pourtant, rien n'est moins incertain. Après plusieurs années de visionnage intensif, je crois avoir décelé un paradoxe plutôt surprenant : tout en (re)produisant et véhiculant les clichés, la TV réalité semble constituer un possible outil de distorsion, de remodelage et de subversion de ces mêmes clichés.
C'est ici que je recadre et précise mon propos. Loin de moi l'idée de faire l'apologie de la TV réalité ou de la légitimer en la présentant comme un outil de libération sexuelle. Il s'agit plutôt de montrer comment elle participe à la visibilisation de certains comportements ou identités socialement considérées comme "hors normes" ou marginaux. En somme, tout en confortant les stéréotypes de genre, il semble que la TV réalité bouleverse et fissure ces mêmes stéréotypes, provoquant leur oscillation ou leur renversement.
Vous êtes dubitatifs, sceptiques ? Prenons donc pour appui empirique Secret Story, émission star du genre. Remontons au fil du temps et des saisons. Ressortons quelques archives et redécouvrons certains candidats aux profils atypiques.
Emilie, la "garçon manquée" (Secret Story 6)

Commençons avec Emilie, candidate sympathique de la sixième saison. Exit le bonnet F, place au bonnet de laine vissé sur la tête. Ciao la teinture blond platine et les talons vertigineux. Bonjour le look faussement négligé et le style androgyne savamment cultivé. Bref, en un mot, Emilie incarne le parfait exemple du "garçon manqué". Mais tout en prenant garde à ne pas s'enfermer dans la catégorie de la "fille-qui-voudrait-être-un-garçon". S'amusant à mélanger, confondre et rapprocher les codes, elle échappe à la dichotomie binaire du masculin/ féminin . Elle ne se situe pas dans les cases, mais en-dehors. A la frontière, à l'interstice, dans les recoins. En extériorité constante, en projection. Telle semble être sa position. En ce sens, Emilie est un personnage liminaire, ambigu et hybride. Bien loin de renforcer les stéréotypes de genre, elle en joue ; elle les combine, les déforme et les distord.
Didier, le "travesti" (Secret Story 3)

Poursuivons notre exploration aux frontières des identités de genre avec Didier, candidat discret mais remarqué de la troisième saison. Au quotidien, rien ne le distingue d'un homme "normal". Cheveux courts, style vestimentaire banal. RAS, rien à signaler. Pour couronner le tout, il est coach sportif, profession considérée comme un symbole emblématique de virilité. Didier est donc un homme, un vrai. Il appartient à cette fameuse catégorie du "masculin".
Et pourtant, Didier est aussi Alicia. Habillant ses pectoraux de tissus soyeux et tamponnant son visage de poudre, il s'amuse parfois à adopter une identité féminine. Par pur plaisir, par goût.
Un homme habillé en femme, une femme habillée en homme …. Alors que les identités de genre savamment véhiculées par le carcan social se définissent par leur rigidité, leur univocité, Emilie et Didier incarnent la perméabilité, la polysémie et la multiplicité. Ambivalents et ambigus ils remettent en question les dichotomies drastiquement dessinées.
Ces deux candidats apparaissent comme les avatars des identités liminaires et marginales. Des avatars un peu caricaturaux, sans doute, policés et conformés pour mieux répondre au format télévisé. Mais ils sont là, exposés aux yeux de tous. Exhibés et acceptés, au même titre que les autres candidats, malgré leur "étrangeté".
Erwan, le "transsexuel" (Secret Story 1)

Si des candidats comme Emilie et Didier questionnent les frontières du masculin/ féminin, Erwan les détruit, les anéantit. Avec sa gueule d'ange et ses yeux azurs, il passe presque pour un minet tout juste sorti de l'adolescence. Mais dissimule un lourd secret, à l'intitulé limpide et sans détour : "J'ai changé de sexe". Faisant part de son parcours, relatant son opération et son ressenti, il secoue les moeurs et les esprits. En dépit de son sexe biologique, qui l'identifie à la catégorie "femme", Erwan affirme être un homme. Premier transsexuel à participer à une TV réalité en France, il donne un grand coup de pied dans la fourmilière sociale, pulvérisant les schémas binaires dont elle grouille.
Erwan incarne la cohabitation du masculin et du féminin, leur douloureuse réunion dans un même être. Inutile de préciser qu'il ne s'agit plus de jeu identitaire, de mélange vestimentaire ou d'androgynie. La dichotomie du genre n'est plus seulement déstabilisée sur le plan de la simple apparence : elle se trouve foudroyée, annihilée de l'intérieur.
Troubles dans le genre
Certes, il ne s'agit que de trois contre-exemples. Face aux candidats typiques, confortant les représentations sociales, Emilie, Didier et Erwan font pâle figure. Mais ils constituent l'exception, cette exception permettant d'entrevoir un semblant de point lumineux au find fond d'un tunnel de vacuité intellectuelle.
Oui, la TV réalité renforce les stéréotypes, et, en ce sens, discrimine, classifie, étiquette et stigmatise. Ca, c'est la tendance générale. Pourtant, sous le lourd maquillage des projecteurs et derrière les épais rideaux de paillettes, elle recèle une autre dynamique. En filigrane, elle visibilise ceux que l'on tend à dissimuler et à reléguer dans la sphère du bizarre. Sortant de l'ombre les marginaux, repoussant les frontières du "normal", elle inclue les exclus. Elles met en lumière les oubliés/ ignorés. Et offre ainsi une représentation aux identités alternatives.
Comme l'écrit la théoricienne américaine Judith Butler, jouer avec les stéréotypes de genre constitue le premier pas de leur subversion, de leur destruction. A travers Emilie, Didier, Erwan, et d'autres, la TV réalité introduit ainsi une fissure au coeur des représentations genrées, dont elle bouleverse les classifications et les certitudes. Subrepticement, de façon presque cachée, elle opère des subversions transgressives. A partir de là, il ne semble pas incongru de soupçonner qu'elle constitue une opportunité non négligeable dans cette longue quête que constitue la destruction des stéréotypes de genre. Parmi les nombreuses opérations destinées à introduire des Troubles dans le genre, (Butler), la TV réalité apparaît donc comme un mécanisme supplémentaire. Paradoxal et surprenant, certes, mais aux possibilités multiples.
"Méfiez-vous des apparences". Tel est le slogan de Secret Story. Rarement une phrase issue de la TV réalité aura sonné aussi juste.
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