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La nuit de Cologne ou le délit d'être une femme

  • Marie Gentric
  • 30 janv. 2016
  • 6 min de lecture



Bonne année ! Au lendemain de la Saint-Sylvestre, cette formule toute faite s'est teintée d'une ironie tragique, mêlant douloureusement tristesse et amertume. A Cologne, ville de l'Ouest de l'Allemagne d'un million d'habitants, les festivités du Nouvel An se sont trouvée gâchées par une vague de vols et d'agressions sexuelles. Subitement, les paillettes de la nuit et les confettis de la fête ont laissé place à une grisaille brumeuse.

Un fait divers ?


"Faits divers". Dans la plupart des journaux français, c'est dans cette rubrique que l'évènement est relaté et/ ou analysé. Une appellation mal choisie, frôlant le contre-sens.


1- En traduction numérique, le drame de Cologne, ça donne ça :


  • Plus de 560 plaintes déposées auprès de la police

  • dont au moins 237 pour agression sexuelle

  • dont 2 pour viol

  • Entre 1000 et 2000 hommes impliqués

Des chiffres pharamineux, qui confirment la dimension rocambolesque du drame. Rien de commun, rien en commun avec un fait parmi tant d'autres, perdu au coeur du trop-plein informationnel et factuel rythmant notre quotidien. Par sa seule prépondérance numérique, la nuit de Cologne échappe à toute étiquette. Rien à voir avec un fait "divers", donc.


2- Outre la folie de ses chiffres, l'évènement se distingue également par son caractère dichotomique, quasi-caricatural. D'un côté, les femmes victimes, créatures innocentes et vulnérables, prises au dépourvu au coeur de la nuit sombre. De l'autre, les hommes agresseurs, attaquant lâchement, en meute, animés par une soif d'argent et un flot de pulsions sexuelles. Les blanches brebis contre les méchants loups, les poissons lunes contre les requins.

D'ordinaire, j’avoue me méfier des oppositions binaires, à mon goût souvent simplistes et manichéennes. Pourtant, dans le cas présent, j'ai beau tourner et retourner la situation dans tous les sens, recomposer le Rubik's Club de la culpabilité à l'infini, l'équation semble indiscutable.


Les agresséEs sont des femmes et les agresseurs sont des hommes. Pourquoi les victimes sont-elles toutes des femmes ? Ni par hasard, ni par coïncidence.


Reformulons plutôt la question.


Pourquoi les femmes sont-elles les victimes ? Peut-être parce qu'elles sont des femmes, tout simplement.


Les femmes de Cologne n'ont pas été agressées en raison d'un motif particulier, ni d'une situation sociale, professionnelle ou personnelle donnée. Nul besoin de chercher bien loin. Le dénominateur commun est bien plus évident, tellement évident qu'il en semblerait presque aberrant. Le genre. Ah, le genre, encore et toujours. Le genre, ce vilain petit canard, responsable de nombreuses polémiques, source d'innombrables converses. Une nouvelle fois, il s'immisce et complexifie l'évènement, suscitant son passage de l’état de simple "fait divers" à celui de "problème" social.

Qu’on se le dise et se l’admette. Si ces centaines d'Allemandes ont été violentées, violées et/ ou volées, c'est parce qu'elles sont des femmes. Si ces femmes ont été agressées, c'est en raison de leur genre féminin. Et il y a un mot pour ça : "féminicide".


Plusieurs centaines de femmes manifestant devant la cathédrale de Cologne


"Féminicide" : du gouffre à la brèche


"Féminicide". Nom commun inventé par Diana Rusell en 1976, désignant tout "crime perpétré contre une femme pour le simple fait d'être femme". Et depuis, largement repris pour tenter d'appréhender les supplices subis par des milliers de femmes.

  • Au Mexique, pour qualifier l'effroyable bilan de la ville de Ciudad Juarez, qui affiche un total de plus de 400 tuées et 1000 disparues depuis 1993.

  • En Inde, pour définir l'élimination systématique de plus de 50 millions de femmes au cours des trois dernières générations.


Ainsi, quand des centaines de femmes américaines ou asiatiques disparaissent, on parle de féminicide. Mais, étonnamment, quand le drame a lieu en Europe, on préfère parler de "fait divers."


Parce que oui, avouons-le. Il est plutôt délicat d'admettre que l'Allemagne, modèle social et économique du XXIème siècle, souffre, au même titre que certains pays désœuvrés, de conceptions encore profondément misogynes. Il est douloureux de reconnaître que le "Premier Monde" ne se révèle pas bien plus avancé que le "Tiers Monde". Qu'ici, tout autant que là-bas, l'égalité hommes-femmes demeure de l'ordre du mirage. Qu'en dépit des avancées progressistes indéniables, une femme reste vulnérable, perpétuellement menacée par ses congénères masculins.


Certes, comparer grossièrement la condition féminine en Allemagne avec celle prévalant dans certains Etats d'Afrique, d'Amérique ou d'Asie relève du délire. Certes, il est bien plus facile et agréable d'être née femme en Allemagne plutôt qu'en Inde. Nier cette réalité frôle la folie. Néanmoins, contrairement à ce que clament nos politiques, la distance séparant notre réalité de celle de nos congénères indiennes et mexicaines est sans doute moins gargantuesque qu’elle ne le semble. Le gouffre creusé par le sacro-saint "progrès" n'est peut-être qu'un timide fossé, susceptible de se combler plus rapidement qu'il n’y paraît.



Un drame structurel


La nuit de Cologne n'est pas l'oeuvre d'un petit groupe de malfaiteurs aux objectifs établis. Le drame a eu lieu le 31 décembre mais aurait tout aussi bien pu se jouer il y a cinq ans, deux mois ou trois jours. Et peut se reproduire demain, ou d'ici quelques heures. Ce n'est pas un acte isolé, décousu. Qu'on se le dise : la nuit de Cologne n'est pas un accident. Encore moins un "fait divers ».


Si ces femmes ont été agresséEs, c'est en raison de leur genre.

Si ces femmes ont subi des v(i)ols, c'est parce qu'elles sont des femmes.

Parce qu'elles sont des êtres socialement fragiles, soumises à la merci d'une autre catégorie d'individus, plus forts et dotés de prérogatives supplémentaires : les hommes.


Appréhender la nuit de Cologne drame à travers le prisme du genre nécessite donc la reconnaissance de sa nature intrinsèquement structurelle. Ce drame n'est que le reflet d'un machisme latent, d'un sexisme destructeur et refoulé, pourtant capable d'imploser à chaque instant. Derrière les valeurs de tolérance, d'égalité et de respect, la misogynie persiste, tenace et lancinante. Dissimulée sous d'épais haillons, cachée entre ses sombres voiles, elle réapparaît de temps à autre, nous rappelant tristement que non, nous ne l'avons pas encore enterrée. Qu'à l'image des fantômes, elle continue de nous hanter et de nous empoisonner, s'immisçant dans notre quotidien, nos fêtes. Dès lors, la nuit de Cologne apparaît sous un nouveau jour, plongeant l'Europe dans l'angoisse d'un crépuscule qu'elle croyait avoir éclipsé.



Un phénix invisible


Noyée dans un brouillard opaque, l'Allemagne est ébranlée. Dos au mur, elle se confronte aux interrogations jusqu'alors réservées à ses chers voisins européens. Immigration, réfugiés, intégration… autant de mots dotés de nouvelles nuances, sonnant désormais comme des maux sociaux. Au coeur du tsunami, xénophobie et racisme commencent à poindre, atteignant peu à peu le rivage d'une Allemagne a priori imperméabilisée par l'Histoire. A l'image de l'écume, la haine de l'Autre jouit d'une certaine immortalité. Assurée par un va-et-vient incessant, lancinant, elle ne cesse de se recréer, renaissant de ses cendres, arborant un nouveau masque et une parure inédite. Une métaphore bien cynique, qui s'applique tout aussi sinistrement aux spectres de la misogynie et du sexisme. Autant de funestes phénix, brûlant cycliquement leurs ailes, avant de renaître de leurs cendres. Parés d'un plumage polymorphe, ils reviennent de la mort, encore plus forts et robustes.


Frères de venin, forts d’une même invincibilité létale, racisme et sexisme font pourtant l'objet d'un traitement différent. Alors que la prépondérance du premier suscite un certain émoi social, oscillant entre peur des extrêmes et excitation passionnée, la prégnance du second se heurte à un déni glacial, une froide immobilité. En attestent les propos risibles de Henriette Reker, la maire de Cologne. Lors d'une conférence de presse, cette dernière a en effet jugé bon de délivrer quelques conseils aux victimes, leur suggérant alors subtilement de garder une "distance de plus d'une longueur de bras" avec les passants qu'elles ne connaissent pas. Plutôt que de punir les agresseurs, demandons aux agressées de s'adapter. Plutôt que de changer le jeu pervers, modifions-en les modalités. Plutôt que de soigner le mal, dissimulons la plaie. Plutôt que d'agir en profondeur, demeurons à la surface. Telle semble être la devise du pouvoir allemand.


Henriette Rekersi, la maire de Cologne


En incitant les femmes à calibrer leur comportement en fonction des éventuelles pulsions de leurs homologues masculins, Henriette Rekersi légitime ces dernières. Dès lors, la boîte de Pandore déploie ses trésors. Le fait d'être une femme se transforme en possible motif d'agression, en éventuel facteur de violence. Des déclarations aberrantes de Henriette Rekersi au délit d'être femme, il n'y a qu'un pas. Un dangereux pas/


Indéniablement, les causes, les manifestations et les effets de la misogynie font l'objet d'un processus d'invisibilisation, mielleux et doucereux, mais aux effets dévastateurs. Lorsqu'elle est reléguée aux confins du silence et de la transparence, la violence n'en est que plus brute et cristalline, cristallisée et concentrée.






Sur le même sujet, je vous recommande l'article "De l'archaïque mysoginie ordinaire", publié sur le site de Libération et disponible via l'adresse suivante :


http://www.liberation.fr/chroniques/2016/01/29/de-l-archaique-misogynie-ordinaire_1429858


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