La culture de l'espoir
- Marie Gentric
- 28 nov. 2015
- 5 min de lecture

Au Brésil, dans la ville de Campinas, située à une heure de Sao Paulo, le projet "Marias da Terra" arpente les foires et les marchés. Composé exclusivement de femmes, il propose des produits 100% biologiques. Deux caractéristiques détonnantes dans un pays où la prépondérance du machisme égale celle des OGM.
En ce jeudi ensoleillé, dans l'ambiance joyeuse du petit marché organisé au sein de la UNICAMP, université réputée de Campinas, un stand se distingue. Ce stand, c'est celui des "Marias da Terra", comme l'indique le modeste panneau qui surplombe l'échoppe. Affichant un sourire communicatif, trois femmes vantent les saveurs des mets qui ornent l'étalage. Pains, chips et biscuits de manioc, fruits colorés, déclinaison de marmelades … Ici, tous les aliments sont des produits biologiques, cultivés sans OGM ni produits chimiques. Et exclusivement par des femmes. Maria Ileide est l'une d'entre elles. Créatrice et coordinatrice du projet "Marias da Terra", elle revient sur son histoire et ses combats.
Manioc mania
Chaleureuse et enthousiaste à l'idée de partager son expérience, Maria Ileide aménage rapidement un petit coin pour discuter, à l'écart du stand. Dans sa tunique bleu turquoise, elle respire la tranquillité et la joie de vivre. Difficile de lui donner un âge et hors de question de le lui demander. Au Brésil, ça ne se fait pas. Surtout quand il s'agit d'une femme.
Maria Ileide (Ileide pour les intimes) se présente comme la mère de quatre enfants, quatre garçons. Avant de préciser : "quatre enfants biologiques, mais quatorze enfants adoptés", recueillis dans les rues de Campinas. D'un ton tendre et empreint de douceur, elle dépeint un quotidien rythmé par le manque. Le manque d'argent, le manque de nourriture … Tout ou presque est trop cher. Sauf le manioc. Servi au petit-déjeuner, au déjeuner, puis au dîner, il constitue l'aliment de base. D'où la nécessité de le cuisiner sous plusieurs formes. C'est pourquoi, avec d'autres femmes, elles commencent à le faire frire, donnant naissance aux "manioca-chips", sorte de chips de manioc jaune-orangé. Les enfants les ramènent à l'école en guise de casse-croûte … où elles font rapidement fureur. Face à cet enthousiasme, Ileide et ses compagnes commencent alors à vendre leurs chips dans la rue, sous la forme de petits sachets plastiques. La clientèle abonde et le succès croît. Animées par leur réussite, elles décident de monter un projet d'entreprise de "manioca-chips", puis se présentent en 2013 à "Mandando Bem", un concours télévisé très populaire destiné à promouvoir les nouveaux entrepreneurs. Et là, bingo ! Les chips de manioc remportent le programme et la bourse promise au gagnant : riches de 100 000 reais, Ileide et ses acolytes montent leur propre fabrique. A l'époque, elles sont cinq.
Aujourd'hui, "Marias da Terra" compte une trentaine d'employéEs, se relayant sur une base de trois horaires différents pour que "chacune ait un petit peu de travail". Ileide attend encore de pouvoir déposer sa marque et d'entrer sur le marché. Pour le moment, elle continue d'arpenter les foires du coin en compagnie de ses collègues. Elles vadrouillent, chargées des produits à base de manioc et des fruits qu'elles cultivent. Leur mot d'ordre : expliquer, discuter, communiquer. D'où les pancartes qui ornent leur stand, décrivant leur initiative et les procédés de production. "C'est important d'éveiller la curiosité des clients, de leur donner envie d'expérimenter nos produits, en leur disant pourquoi notre agriculture est juste et propre". Tout en les informant sur le caractère exclusivement féminin de leur projet.

Maria Ileide, à quelques mètres de son stand.
Entre émancipation et épuisement
Parce qu'en effet, le projet "Marias da Terra" a pour particularité d'avoir été créé et d'être mené à bien par des femmes. Et seulement par des femmes. Ileide explique : "Nous les femmes, nous avons une relation particulière avec la nourriture parce que c'est nous qui la préparons". Avant de poursuivre : "Aujourd'hui, avec les machines et la technologie, l'homme a tendance à croiser les bras. S'il n'y a plus de nourriture, c'est la femme qui ira la chercher. De plus en plus, ce sont les femmes qui produisent et qui vendent". Une responsabilité accueillie avec fierté et enthousiasme. Mais une responsabilité lourde, qui se cumule à celle du foyer et de l'éducation des enfants. Une responsabilité si lourde qu'elle se transforme presque en poids, dans la bouche d'Ileide. "D'un côté, on a réussi à s'émanciper du machisme : avant, les femmes devaient se contenter de faire à manger et de laver les vêtements. Désormais, on va où l'on veut quand on veut, sans demander la permission. Mais, d'un autre côté, on doit continuer à élever les enfants. En fait, on doit tout faire, tout exécuter. Si quelque chose va mal, c'est forcément de notre faute". Pourtant, pas question de faire machine arrière : il ne s'agit pas de rendre la responsabilité financière à l'homme, mais de "partager" avec lui les tâches ménagères et l'éducation de la progéniture.
Décisions, discussions et confessions
En somme, si "Marias da Terra" se compose uniquement de femmes, c'est parce que ces dernières ont un esprit d'initiative et une motivation bien plus vifs que leurs homologues masculins. C'est ainsi que pourrait se résumer les propos d'abord tenus par Ileide. Pourtant, au fur et à mesure de la discussion, une réalité différente se profile. D'autres motifs, plus sombres, justifient le caractère exclusivement féminin du projet. Dans un pays où le machisme reste encore fort, l'entre-soi semble être le seul moyen trouvé par Ileide et ses acolytes pour s'exprimer. "Quand un homme entre dans une salle, la femme se tait. Elle perd son assurance et laisse l'homme décider. Là, au contraire, le fait d'être entre femmes nous permet d'avoir une voix. Certains hommes travaillent dans la fabrique, mais c'est nous qui déterminons quoi planter, comment financer… Bref, c'est nous qui prenons les décisions".
Exprimer son opinion, revendiquer ses idées, mais aussi livrer son ressenti et se libérer de ses difficultés. Tel est le double avantage de l'entre-soi, mêlant la sensation d'intimité rassurante au sentiment de confiance propices aux confidences. "Ici, les femmes s'ouvrent à la discussion, elles parlent de leur sexualité, de la violence qu'elles subissent. Elles amènent leurs problèmes avec elles et on essaie de les résoudre en discutant". Mais parfois, discuter n'est pas suffisant. Dans les campagnes brésiliennes, éloignées du personnel et des lieux d'assistance urbains, les femmes se trouvent exposées à des risques de violence conjugale bien plus forts que dans les villes. "Quand ce sont des problèmes trop graves, on fait appel au système judiciaire et/ ou social. On a réussi à sauver des femmes".

Deux membres de Marias da Terra devant les produits de manioc qu'elles fabriquent puis vendent sur les foires et les marchés.
Un mélange de fierté et de lucidité
Malgré le chemin parcouru, Ileide sait que "Maria das Terras" demeure un projet fragile. Aujourd'hui encore, elle rencontre des difficultés pour le mener à bien, notamment liées aux préjugés sexiste, raciste et classiste. "Je suis une femme, je suis noire et je suis pauvre. Sans compter que la majorité des femmes avec qui je travaille n'ont pas fait d'études. Certaines ne savent ni lire, ni écrire". A ces mots, sa gorge se noue et ses yeux se brouillent. Ileide s'interrompt et me prend la main. Ileide est fière de son projet, fière d'être une femme, fière de venir de la campagne. Consciente des obstacles qui se dressent sur son chemin, elle aborde le futur avec lucidité : elle sait qu'elle devra "lutter". Dans cette perspective, elle conclut sur une métaphore filée. Le sourire aux lèvres, elle se compare à une fillette obsédée par l'idée de sauver tous les animaux d'une forêt enflammée, en vain. Néanmoins, à la différence de cette enfant, Ileide ne nourrit pas l'illusion de l'absolu : "Je sais que je ne vais pas changer le monde. Mais je vais faire ma part".
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